Thursday, October 30, 2008

Ysengrin fait moine : Renart cuit les anguilles




A présent, Renart est dans sa tour,




r est Renart dedens sa tor,
ses fils prennent grand soin de lui,
ils lui nettoient bien les jambes.
Puis ils écorchent les anguilles,
les coupent en tronçons,
font deux broches avec des branches
de coudrier, et les enfilent dedans.
Ils allument le feu rapidement,
car ils ont des bûches en abondance,
et ils l'attisent de tous les côtés.
Ils les mettent alors sur la braise
qui restent des tisons consumés.
Pendant qu'ils font cuire
et rôtir les anguilles,
voici monseigneur Ysengrin
qui a parcouru bien des contrées,
depuis le matin jusqu'à cette heure,
sans jamais pouvoir obtenir quelque chose.
Il s'engage alors dans un essart
juste devant le château de Renart.
Et il voit la cuisine fumer,
là où celui-ci a fait allumer le feu,
et où les anguilles, que ses fils tournent
sur les broches, rôtissent.
Ysengrin en sent le fumet
dont il n'est pas coutumier.
Il commence alors à renifler fortement
et à se lécher les babines.
Il irait volontiers se servir
s'ils voulaient bien lui ouvrir la porte.
Il se dirige vers une fenêtre
pour regarder ce que ça peut être.
Il commence à réfléchir
comment il pourrait entrer à l'intérieur;
car Renart est ainsi fait
qu'il ne fera rien pour une prière.
Il s'accroupit sur une souche;
il en a mal à la gueule de tant bailler.
À la fin il se résout
à prier son compère
au nom de Dieu, de lui donner, s'il lui permet,
un peu ou beaucoup de sa viande.
Il appelle alors par un trou :
« Seigneur mon compère, ouvrez-moi la porte !
Je vous apporte de mes nouvelles,
je crois qu'elles vous seront très agréables. »
Renart l'entend, et le reconnait bien,
mais il ne fait rien de tout ça,
et lui fait plutôt la sourde oreille.
Ysengrin s'en étonne beaucoup,
lui qui est dehors, qui souffre beaucoup,
et qui convoite les anguilles.
Alors, il lui dit : « Ouvrez, cher seigneur ! »
Et Renart commence à rire,
et lui demande : « Qui êtes-vous ? »
Celui-ci répond alors : « C'est moi !
— Qui vous ? — Je suis votre compère.
— Nous pensions que c'était un voleur.
— Non, je n'en suis pas un, dit Ysengrin, ouvrez ! »
Renart répond : « Attendez donc
que les moines qui ont pris place
à table aient mangé.
— Comment, fait-il, il y a donc des moines ? »
Renart répond : « En fait, ce sont des chanoines
et ils sont de l'ordre de Tiron.
Et déplaise à Dieu si je mens,
mais je suis entré en religion parmi eux.
— Au nom du Seigneur, dit le loup,
m'avez-vous dit la vérité ?
— Oui, par la sainte Charité.
— Alors, donnez-moi l'hospitalité.
— Vous n'aurez jamais rien à manger.
— Mais dites-moi, n'avez-vous pas de quoi ? »
Renart répond : « Si, ma foi,
mais permettez-moi de vous demander :
êtes-vous venu pour mendier ?
— Non, au contraire je viens vous rendre visite. »
Renart répond : « Ce n'est pas possible.
— Et pourquoi donc, dit le loup ? »
Alors Renart dit : « Ce n'est pas le moment.
— Mais dites-moi : mangez-vous de la viande ? »
Renart répond : « C'est une plaisanterie !
— Que mangent donc vos moines ?
— Je vais vous le dire sans aucun embarras.
Ils ne mangent pas des fromages mous
mais du poisson qui est gras et gros;
Saint Benoît nous recommande
de ne pas avoir de plus mauvaise viande. »
Ysengrin dit : « Je ne m'en doutais pas,
je ne savais rien de tout cela;
mais donnez moi donc l'hospitalité,
je ne saurais où aller à présent. »
Renart répond : « Ne m'en parlez pas !
Nul, s'il n'est pas moine ou ermite,
ne peut être hébergé ici.
Éloignez-vous à présent, il n'en va pas autrement. »


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Si filz li font moult grant ator;
Bien li ont les jambes torchies,
Et les anguilles escorchies,
Puis les couperent par tronçons,
Deus hastiers firent de plançons
De codre, et enz les ont boutez,
Et li feus fu tost alumez,
Qu'il orent buche a grant plenté,
Puis l'ont de totes parz venté.
Lors les ont mises sor la brese
Qui des tisons lor fu remese.
Endementiers que il cuisoient
Les anguilles et rostissoient,
Es vos mon seignor Ysengrin
Qui erré ot des le matin
Jusque a cele heure en mainte terre,
Et onques n'i pot riens conquerre.
Lors s'en torna en un essart
Droit devant le chastel Renart,
Et vit la cuisine fumer
Ou il ot fait feu alumer,
Ou les anguilles rostissoient
Que si fil es hastes tornoient.
Ysengrin en sent la fumee
Qu'il n'avoit mie acostumee.
Adonc conmença a fronchier
Et les barbes a delechier :
Volentiers les alast servir
S'i li vosissent l'uis ovrir.
Il se tret vers une fenestre
Por esgarder que ce puet estre;
Il se conmence a porpenser
Conment porra laiens entrer,
Car Renart est de tel maniere
Qu'il ne fera riens por proiere.
Acroupiz s'est sor une çouche,
De baaillier li delt la bouche :
A la parfin se porpensa
Que son conpere proiera
Et por Dieu li doint, s'il conmande,
Ou poi ou grant de sa viande.
Lors apele par un pertuis,
Conpere sire, ovrez me l'uis,
Je vos aport de mes noveles,
Je quit que moult vos seront beles,
Renart l'oï, sel connut bien,
Mes de tot ce ne li fu rien,
Ançois li a fet sorde oreille,
Et Ysengrin moult s'en merveille
Qui defors fu moult angoisseus
Et des anguilles covoiteus.
Si li a dit, ovrez, biau sire,
Et Renart conmença a rire,
Si demande, qui estes vos ?
Et cil respont, ce somes nos.
Qui vos ? Ce est vostre compere.
Nos cuidions ce fust un lerre.
Non sui, dist Ysengrin, ovrez.
Renart respont, or vous soufrez
Tant que li moine aient mengié
Qui as tables sont arengié.
Conment, fet il, sont ce dont moine ?
Renart respont, ainz sont chanoine
Et sont de l'ordre de Tiron,
Ja, se Dieu plet, n'en mentiron,
Et je me sui renduz o euls.
Nomini dame, dist li leus,
Avez me vos dit verité ?
Oïl, par sainte charité.
Donques me fetes herbergier.
Ja n'ariez vos que mengier.
Dites moi donc, n'avez vos qoi ?
Renart respont, ouil par foi.
Or me lessiez dont demander,
Venistes vos por truander ?
Nenil, ainz ving veoir vostre estre.
Renart respont, ce ne puet estre.
Et porqoi dont, ce dist li leus ?
Et dist Renart, n'est ore leus.
Or me dites, mengiez vos char ?
Ce dist Renart, ce est eschar
Que menguent donc vostre moine ?
Je vos diré sanz nule essoine.
Ne menjuent fromages mos,
Mes poisson qui est cras et gros,
Saint Beneoist le nos conmande
Que nos n'aion peor viande.
Dist Ysengrin, ne m'en gardoie,
Ne de tot ce mot n'en savoie;
Mes car me fetes osteler,
Huimés ne saroie ou aler.
Renart respont, mes ne le dites,
Nus, s'il n'est moines ou hermites,
Ne puet ceenz avoir ostel,
Mes alez outre, il n'i a el.
Comment Renart fit Ysengrin moine
Si conme Renart fist Ysangrin moine (3)

877-894 : Méon 917-934, Martin III 165-182, FHS 877-894
ignoré : Martin III 183-184
895-910 : Méon 935-950, Martin III 185-200, FHS 895-910
ignoré : Méon 951-952, Martin III 201-202
911-914 : Méon 953-956, Martin III 203-206, FHS 911-914
ignoré : Méon 957-960, Martin III 207-210
915-958 : Méon 961-1004, Martin III 211-254, FHS 915-958
ignoré : Méon 1005-1008
959-972 : Méon 1009-1022, Martin III 255-268, FHS 959-972
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Wednesday, October 29, 2008

Ysengrin fait moine : la tonsure




Ysengrin entend et comprend bien




sengrin ot et entent bien
que quoiqu'il puisse dire
il n'entrera pas dans la maison de Renart.
Que voulez-vous ? Il devra s'en passer,
néanmoins il lui demande
un morceau de viande :
« Allez, donnez-moi juste un tronçon,
je ne le demande pas seulement pour goûter,
mais quel bonheur d'avoir pêché
et écorché ces anguilles
si vous consentez à en manger. »
Renart, qui sait fort bien flatter,
prend deux tronçons d'anguille
qui rôtissent sur les charbons.
Elle est tellement cuite qu'elle s'émiette,
et toute la chair se détache.
Il en mange un, et apporte l'autre
à celui qui est à la porte.
Alors il dit : « Compère, approchez
un peu, et prenez ainsi
de cette pitance, par charité,
de la part de ceux qui ont toute confiance
que vous serez moine un jour. »
Ysengrin dit : « Je ne sais pas encore
ce que je serai, ça peut bien se faire;
quant à cette pitance, très cher maître,
donnez la moi vite. »
Renart lui donne, et il la prend
et s'en acquitta aussitôt;
il en mangerait bien plus encore.
Renart lui dit : « Comment ça vous semble ? »
Le glouton frémit et tremble,
il brûle de gourmandise :
« Vraiment, fait-il, seigneur Renart,
vous serez bien récompensé pour cela,
donnez m'en donc encore un,
très cher compère, pour m'encourager
à rentrer dans votre ordre.
— Par mes bottes, lui dit Renart,
qui est tellement plein de malice,
si vous vouliez devenir moine,
je ferais de vous mon maître,
car je sais bien que les seigneurs
vous éliraient comme prieur
avant la Pentecôte, voire comme abbé.
— Me dites-vous la vérité ? »
Renart répond : « Oui, cher seigneur,
sur ma tête, j'ose bien vous le dire,
vous feriez un bel ecclésiastique,
une fois que vous auriez revêtu la robe
par dessus votre pelisse grise.
Il n'y aurait pas de si beau moine dans l'église.
— Aurai-je suffisamment de poisson
jusqu'à ce que je sois rétabli
de ce mal qui m'a abattu ? »
Et Renart lui répond :
« Mais autant que vous pourrez en manger.
— Alors faites-moi tonsurer. »
Renart dit : « Plutôt, raser et tondre. »
Ysengrin se met à grogner
quand il entend parler de raser :
« S'il n'y a pas d'autre moyen, fait-il,
compère, rasez-moi vite. »
Renart répond promptement :
« Vous aurez une couronne grande et large,
si ce n'est que l'eau doit être chauffée. »
Vous allez maintenant entendre un joli tour.
Renart met l'eau sur le feu,
et la fait bien bouillir.
Puis il revient vers lui
et lui fait passer la tête
par un trou à côté de la porte.
Ysengrin tend le cou.
Renart qui le prend vraiment pour un sot,
lui renverse l'eau bouillante
d'un coup sur la tête.
Il en a vraiment trop fait, quelle sale bête !
Alors Ysengrin secoue la tête,
montre les dents, fait mauvaise mine,
se retire à reculons,
puis s'écrit : « Renart, je suis mort,
qu'un malheur vous arrive aujourd'hui même !
Vous m'avez fait une trop grande tonsure. »
Renart lui tire une langue
d'un bon demi pied hors de la gueule :
« Seigneur, vous n'êtes pas le seul à l'avoir
car tout le couvent l'a pareillement. »
Ysengrin dit : « Je crois que vous mentez.
— Non, seigneur, ne vous tracassez pas,
mais en cette première nuit
il convient de vous mettre à l'épreuve,
comme le saint ordre nous le commande. »
Ysengrin dit tout bonnement :
« Je ferai tout ce qui relève de l'ordre,
n'en ayez aucune crainte. »
Renart a maintenant la garantie
qu'il ne lui fera aucun mal,
et qu'il se comportera selon ses conseils.
Renart l'a si bien manœuvré
qu'il l'a complètement dupé.
Alors il va tout droit vers Ysengrin,
qui se plaint fortement
parce qu'il est rasé de trop près,
et que ni poil ni cuir n'est resté.
Sans en dire plus ni s'attarder,
tous deux s'en vont d'ici
Renart devant et l'autre après,
jusqu'à ce qu'ils arrivent près d'un étang.


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Qu'en la meson Renart por rien
Qu'il puisse dire, n'enterra,
Et que volez ? si souferra,
Et neporqant il li demande
Un seul morsel de sa viande,
Car m'en donez un sol tronçon,
Nel di se por essaier non,
Mes bon fussent eles peschies
Les anguilles et escorchies,
Se vos en daingniez mengier.
Renart qui bien sot losengier,
Prist des anguilles deus tronçons
Qui rostissent sor les charbons.
Tant fu cuite que toute esmie,
Et dessoivre toute la mie.
L'un en menja, l'autre en aporte
A celui qui est a la porte :
Lors dist, compere, ça venez
Un poi avant, et si tenez
Par charité de la pitance
A ceus qui bien sont a fiance
Que vos serez moines encore.
Dist Ysengrin, je ne sai ore
Quel je seré, bien porra estre;
Mes la pitance, biau doz mestre,
Que me bailliez isnelement.
Renart li baille, et il la prent
Qui moult tost en fust delivrez,
Encor en menjast il assez.
Ce dist Renart, que vos en semble ?
Li lechierres fremist et tranble,
De lecherie esprent et art :
Certes, fet il, sire Renart,
Cil vos ert bien guerredonez,
Encore un seul car m'en donez,
Biau doz conpere, por amordre
Tant que je fusse de vostre ordre.
Par nos botes, ce dist Renart
Qui moult fu plains de males ars,
Se vos voliez moines estre,
Je feroie de vos mon mestre,
Car je sai bien que li seignor
Vos esliroient a prior
Ainz Pentecoste, ou a abé.
Avez me vos dit verité ?
Renart respont, ouil, biau sire,
Par mon chief je vos os bien dire
En vos aroit bele persone
Qant avriez vestu la gone
Par desus la pelice grise :
N'auroit si biau moine en l'iglise.
Auroie je poisson assez
Tant que je fusse respassez
De cest mal qui m'a confondu ?
Et Renart li a respondu,
Mes tant con vos poriez mengier.
Donques me faites rooignier.
Et Renart dit, mes rere et tondre.
Ysengrin conmença a grondre
Qant il oï parler de rere :
Or n'i a plus, fet il, compere,
Mes reez moi isnelement.
Renart respont hastivement,
Aurez corone grant et lee
Ne mes que l'eve soit chaufee.
Oïr poez ici biau gieu;
Renart mist l'iave sor le feu,
Et la fist trestote boillant,
Puis li est revenuz devant,
Et sa teste encoste de l'uis
Li fet bouter par un pertuis,
Et Ysengrin estent le col.
Renart qui bien le tint por fol,
L'eve boillant li a gitee
Desus la teste et reversee :
Moult par a fet que male beste.
Et Ysengrin escout la teste
Et rechine et fet lede chiere,
A reculons se tret ariere,
Si s'escria, Renart, mort sui,
Male aventure aiez vos hui !
Trop grant corone m'avez faite.
Renart li a la langue traite
Bien demi pié fors de la geule.
Sire, ne l'avez mie seule.
Que autresi l'a li covenz.
Dist Ysengrin, je cuit que menz.
Non faz, sire, ne vos anuit,
Mes iceste premiere nuit
Vos covient il metre en esprove,
Que la sainte ordre le nos rove.
Dist Ysengrin moult bonement,
Feré ce que a l'ordre apent,
Ja mar en serez en doutance.
Renart en a pris la fiance
Que par lui mal ne lor vendra,
Et a son los se maintendra.
Tant a fet et tant a ovré
Renart, que bien l'a asoté,
Et vint a Ysengrin tot droit
Qui durement se conplaingnoit
De ce qu'il estoit si pres res
Que cuir ne poil n'i est remés.
N'i ot plus dit ne sejorné,
Andui se sont d'ilec torné
Renart devant et cil apres,
Tant qu'il vindrent d'un vivier pres.
Comment Renart fit Ysengrin moine
Si conme Renart fist Ysangrin moine (3)

973-1021 : Méon 1023-1071, Martin III 269-317, FHS 973-1021
1022-1023 : Méon 1072-1073, FHS 1022-1023
1024-1072 : Méon 1074-1122, Martin III 318-366, FHS 1024-1072
ignoré : Martin III 367-368
1073-1080 : Méon 1123-1130, Martin III 369-376, FHS 1073-1080
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