Sunday, November 30, 2008

Le poisson des charretiers : Renart fait le mort




Messieurs, c'était l'époque




eignors, ce fu en cel termine
où le doux temps de l'été prend fin
et la saison de l'hiver revient.
Renart est dans sa maison.
Il a consommé toutes ses provisions,
c'est une cruelle déconvenue.
Il n'a rien à donner, ni à dépenser,
il ne peut même pas rembourser ses dettes,
il n'a rien à vendre, ni de quoi acheter,
il n'a plus de quoi se réconforter.
Par nécessité il se met en route,
sans bruit afin que nul ne le voie,
il s'en va à travers une jonchère
entre le bois et la rivière.
Il a tellement cherché et marché
qu'il arrive sur un chemin empierré.
Renart s'accroupit sur le chemin
et tourne la tête de tous les côtés,
il ne sait où trouver des provisions,
et la faim le tiraille en permanence.
Il ne sait quoi faire, il s'inquiète beaucoup.
Alors il se couche le long d'une haie
et attend ici sa fortune.
Voici qu'arrivent à grande allure
des marchands qui transportent du poisson;
ils viennent du coté de la mer.
Ils ont des harengs frais en abondance
car la bise avait soufflé presque
tout le long de la semaine.
Ils ont aussi des bons poissons d'autres sortes
en quantité, des gros et des petits,
dont leurs paniers sont bien remplis.
Ils ont acheté dans les villes
autant de lamproies que d'anguilles,
la charrette est bien chargée.
Et Renart qui trompe tout le monde
est éloigné d'eux d'environ une portée d'arc,
quand il voit la charrette chargée
d'anguilles et de lamproies.
S'enfonçant et se cachant parmi les haies
il court au devant pour les tromper,
avant qu'ils ne puissent s'en apercevoir.
Il se couche alors au milieu de la route.
Écoutez maintenant comment il les a eus.
Il se vautre dans l'herbe
et fait le mort.
Renart qui trompe tout le monde,
ferme les yeux, montre les dents en grimaçant,
puis retient son souffle.
Avez-vous déjà entendu parler d'une telle traitrise ?
Il reste là étendu.
Et voilà les marchands
qui ne se doutent de rien.
Le premier le voit, l'observe,
puis interpelle son compagnon :
« Regarde là un goupil ou un blaireau. »
L'autre le voit et s'écrit :
« C'est un goupil, va, attrape-le, va !
Fils de pute, prends garde qu'il ne t'échappe !
C'est vraiment qu'il en saura beaucoup en ruse,
ce Renart, s'il n'y laisse pas la peau. »
Le marchand court de toutes ses forces,
et son compagnon le suit.
Quand ils sont près de Renart,
il trouve le goupil à la renverse.
Il le retourne dans tous les sens,
il lui pince le cou, puis les côtes,
il n'ont pas peur d'un tel hôte.
L'un d'eux dit : « Il vaut quatre sous. »
L'autre répond : « Il en vaut bien plus,
au contraire il vaut cinq sous et c'est bon marché.
Nous ne sommes pas trop chargés,
jetons-le dans notre charrette.
Regarde comme il a la gorge blanche et nette. »
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Que li doz tens d'esté define
Et yver revient en saison,
Que Renart fu en sa maison.
Sa garison a despendue,
Ce fu mortel desconvenue :
N'ot que doner ne que despendre,
Ne ses detes ne pouet rendre;
N'a que vendre ne qu'acheter,
Ne s'a de coi reconforter.
Par besoing s'est mis a la voie,
Tot coiement que nus nel voie
S'en vet parmi une jonchiere
Entre le bois et la riviere.
A tant fet et tant a alé,
Qu'il entre en un chemin ferré :
El chemin se croupi Renarz,
Si coloie de toutes parz;
Ne set sa garison ou querre,
Et la fain li fet sovent guerre,
Ne set que fere, si s'esmaie.
Lors s'est couchiez lez une haie,
Ilec atendra aventure.
Atant ez vos grant aleüre
Marcheanz qui poisson menoient,
Et qui devers la mer venoient.
Harenz fres orent a plenté,
Que bise avoit auques venté
Trestoute la semaine entiere;
Et bons poissons d'autre maniere
Orent assez granz et petiz
Dont lor paniers furent garniz.
Que de lamproies que d'anguilles
Qu'il orent acheté as villes
Bien fu chargie la charrete.
Et Renart qui le monde abete,
Fu bien loing d'eus pres d'une archie,
Qant vit la charrete chargie
Des anguilles et des lamproies.
Fichant muçant par mi ces haies
Cort au devant por els deçoivre,
Ainz ne s'en porent aparçoivre.
Lors s'est couchiez enmi la voie :
Or oez conment les desvoie.
En un gason s'est touoilliez
Et conme mort apareilliez
Renart qui tot le mont engingne,
Les eulz clot et les denz rechingne,
Si tenoit s'alaine en prison.
Oïstes mes tel traïson ?
Illeques est remés gesanz.
Atant es vos les marcheanz,
De ce ne se prenoient garde.
Le premier le vit, si l'esgarde,
Si apela son compaignon,
Vez la ou gorpil ou tesson.
Li uns le voit, si s'escria,
C'est un gorpil, va, sel pren, va,
Filz a putain, gart ne t'eschat.
Or saura il trop de barat
Renart s'il ne lesse l'escorce.
Li marcheant d'aler s'esforce,
Et ses conpains venoit apres.
Qant il furent de Renart pres,
Le gorpil trovent enversé,
De toutes parz l'ont reversé,
Pincent le col et puis la coste,
Il n'ont pas peor de tel oste.
Li uns a dit, quatre sols vaut,
Li autre a dit, assez plus vaut,
Ainz valt cinc sols a bon marchié.
Ne somes mie trop chargié,
Jetons le en nostre charete;
Vez con la gorge a blanche et nete.
Comment Renart mangea le poisson des charretiers
Si conme Renart manja le poisson aus charretiers (2)

711-716 : Méon 749-754, Martin III 1-6, FHS 711-716
717-718 : Méon 755-756, FHS 717-718
719-784 : Méon 757-822, Martin III 7-72, FHS 719-784
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Saturday, November 29, 2008

Le poisson des charretiers : Renart vole les anguilles


Sur ces mots ils prennent les devants,



cest mot se sont avancié,
ils le chargent dans la charrette,
puis se mettent en route.
L'un et l'autre s'en font une grande joie,
ils se disent déjà ce qu'ils feront de lui,
et que ce soir dans leur maison
ils lui retourneront le paletot.
Ce ne sont là que des bavardages
et cela fait sourire Renart,
car il y a loin entre le dire et le faire.
Il se couche à plat ventre sur les paniers;
puis en ouvre un avec ses dents,
et, sachez le bien, il en retire
plus de trente harengs.
Il vide presque le panier
car il les mange très volontiers.
Il ne réclame ni sel ni sauge,
et plutôt que de s'en aller
il va jeter son hameçon ailleurs,
sans la moindre hésitation.
Il s'attaque à l'autre panier,
il y met son museau, et ne manque pas
d'en extraire des anguilles.
Renart qui connait tant de tours,
met trois chapelets autour de son cou.
Pour ce faire, Renart ne fait pas le sot :
il passe son cou et sa tête au travers
des chapelets, et les arrange
sur son dos pour qu'il soit bien couvert.
Désormais il peut abandonner l'entreprise.
Il lui faut maintenant chercher un moyen
pour redescendre à terre.
Il ne trouve ni planche ni marchepied.
Il s'agenouille tout exprès
pour examiner à son gré
comment il peut sauter par terre.
Alors il s'avance un petit peu
et se lance les pattes en avant
de la charrette sur le milieu du chemin.
Il emporte son butin autour de son cou.



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En la charete l'ont chargié,
Et puis se sont mis a la voie.
Li uns a l'autre en font grant joie
Et dient ja n'en feront el,
Mes enquenuit a lor ostel
Li reverseront la gonele.
Or ont il auques la favele,
Mes Renart n'en fet que sourire,
Que moult a entre fere et dire.
Sor les paniers se gist adenz
Si en a un overt as denz,
Et si en a, bien le sachiez,
Plus de trente harenz sachiez.
Auques fu vuidiez li paniers,
Qu'il en menja moult volentiers.
Onques n'i quist ne sel ne sauge,
Encor ançois que il s'en auge
Getera il son ameçon,
Il n'en ert mie en soupeçon.
L'autre panier a asailli,
Son groig i mist, n'a pas failli
Qu'il n'en traisist fors des anguiles.
Renart qui sot de tantes guiles,
Troi hardiaus mist entor son col,
De ce ne fist il pas que fol :
Son col et sa teste passe outre,
Les hardeillons moult bien acoutre
Desor son dos que bien s'en cuevre :
Des or puet il bien lessier ovre.
Or li estuet enging porquerre
Conment il vendra jus a terre;
N'i trove planche ne degré.
Agenoilliez s'est tot de gré
Por esgarder a son plaisir
Conment il puisse jus saillir :
Lors s'est un petit avanciez,
Des piez devant s'estoit lanciez
De la charete enmi la voie,
Entor son col porte sa proie.
Comment Renart mangea le poisson des charretiers
Si conme Renart manja le poisson aus charretiers (2)

785-809 : Méon 823-847, Martin III 73-97, FHS 785-809
810-811 : Méon 848-849, FHS 810-811
812-824 : Méon 850-862, Martin III 98-110, FHS 812-824
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Friday, November 28, 2008

Le poisson des charretiers : Renart s'échappe



Après avoir fait son saut



pres qant il ot fet son saut,
Renart dit aux marchands : « Que Dieu vous préserve;
ces chapelets d'anguilles sont à moi,
et le reste est à vous. »
Quant les marchands entendent ça
ils en sont tout ébahis,
ils s'écrient : « Regarde le goupil ! »
Ils sautent dans la charrette
où ils pensent prendre Renart
mais celui-ci n'a pas voulu les attendre.
Le premier dit, en regardant autour de lui :
« Que Dieu me vienne en aide ! nous avons
manqué de vigilance, il me semble. »
Tous deux se frappent les paumes :
« Hélas !, dit-l'autre, quel grand dommage
avons-nous subi par notre faute !
Nous avons été sots et étourdis
tous les deux d'avoir cru Renart.
Il a bien soupesé les paniers
et les a également bien allégés,
car il a emporté deux grandes anguilles.
Qu'une sale colique lui torde les boyaux ! »
« Hélas !, font les marchands, Renart,
vous êtes vraiment de mauvaise engeance;
qu'elles puissent vous faire bien du mal ! »
Renart leur dit en retour :
« Vous direz ce qui vous plaira,
Je suis Renart, et sur ce je me tairai. »
Les marchands lui courent après,
mais ils ne l'attraperont pas aujourd'hui,
car sa monture est trop rapide.
Il ne s'arrête même pas au milieu du vallon
et continue jusqu'à à son enclos.
Alors les marchands le laissent,
ils se sentent comme deux malheureux idiots,
s'avouant vaincus, ils s'en retournent.
Celui-ci continue d'un pas rapide,
lui qui s'est sorti de tant de mauvais pas,
et arrive tout droit vers son logis
où l'attend sa maisonnée.
Sa femme, Hermeline, dame sage
qui est si courtoise et si noble,
se jette à sa rencontre.
Puis, Percehaie et Malebranche
les deux frères,
se lèvent à l'arrivée de leur père,
qui arrive par petits bonds,
gros et rassasié, joyeux et content,
les anguilles autour de son cou.
Et quand bien même quiconque le prenne pour fou,
il ferme la porte derrière lui
à cause des anguilles qu'il rapporte.


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As marcheanz dist, Diex vos saut;
Cil hardel d'anguilles sont nostre,
Et li remanant si est vostre.
Et qant li marcheant l'oïrent,
A merveilles s'en esbaïrent,
Si escrient, vez le gorpil.
Cil saillirent au charretil
Ou il cuiderent Renart prendre,
Mes il ne volt pas tant atendre.
Li premier dist, qant se regarde,
Si m'aïst Diex, mauvese garde
En avomes pris, ce me semble.
Tuit fierent lor paumes ensemble,
Las ! dist li uns, con grant domage
Avons eü par nostre outrage !
Moult estion fol et musart
Trestuit qui creïon Renart.
Les paniers a bien soufaichiez,
Si les a auques alegiez,
Que deus granz anguilles enporte :
La male passion le torde !
La ! font li marcheant, Renart,
Moult par estes de male part :
Mau bien vos puissent eles fere !
Et Renart li prist a retrere,
Vos direz ce qu'il vos plera,
Je sui Renart qui s'en taira.
Li marcheant vont apres lui,
Mes il nel bailleront mes hui,
Car il ot trop ignel cheval.
Ainz ne fina parmi un val
Tant que il vint a son plaissié.
Lors l'ont li marcheant lessié
Qui por mauves musart se tienent,
Recreant sont et si s'en vienent,
Et cil s'en va plus que le pas,
Qui passé ot maint mauves pas,
Et vint a son ostel tout droit
Ou sa mesnie l'atendoit.
Encontre lui sailli sa fame
Hermeline la preude dame,
Qui moult estoit cortoise et franche,
Et Percehaie et Malebranche
Qui estoient ambedui frere.
Cil se lievent contre lor pere
Qui s'en venoit les menuz sauz,
Gros et saous et liez et bauz,
Les anguilles entor son col;
Mes qui que le tiegne por fol,
Apres lui a close la porte
Por les anguilles qu'il enporte.
Comment Renart mangea le poisson des charretiers
Si conme Renart manja le poisson aus charretiers (2)

825-864 : Méon 863-902, Martin III 111-150, FHS 825-864
ignorés : Méon 903-904, Martin III 151-152
865-876 : Méon 905-916, Martin III 153-164, FHS 865-876
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